Pour un site internet avec lequel je travaille ponctuellement, j'ai besoin d'interviewer une personne qui connais bien San Pedro de Atacama. Via le site couch surfing, je contacte donc Nathalie. Québécoise expatriée, vint-huit ans, elle déclare sur son profil être guide. Exactement ce qu'il me fallait. Je la retrouve en fin d'après-midi à la sortie de son agence, deux valises à roulettes à la main. Les cheveux courts savamment coiffés en bataille, bottines bariolées et boucles d'oreilles pendantes, elle affiche une petite silhouette toute fine. Mais pas fragile. Nathalie a de la ressource. "Je reviens de Patagonie et en rentrant je suis passée par Santiago, alors j'en ai profité pour acheter des vêtements. Ici, il y a rien et tout est cher, alors quand je pars en voyage j'achète plein de fringues et je les revends une fois rentrée. J'ai des chaussettes, des caleçons, des sous-vêtements thermiques... Je les vends trois fois plus cher. Tiens, tu vois là, j'ai investi cent-cinquante dollars et en jour j'en ai vendu pour deux-cent cinquante ! Ca me paye mes voyages !". Les roulettes battent le pavé et je la suis dans les rues du village, tractant désormais moi aussi une valise, pour l'aider. Nathalie s'arrête tous les vingt mètres pour causer, déballer sa marchandise, s'encquérir des dernières nouvelles du village, parler de tout et de rien. Vive, elle s'exprime comme les chiliens, reprenant sans complexe leurs expressions et intonations. "J'ai toujours imité les gens du pays où je vivais. Au Pérou, avec les commerçants, je prenais l'accent et leur disais que j'étais péruvienne. Je faisais ça pour pas me faire arnaquer et depuis, dès que je m'installe quelque part, je prends automatiquement l'accent".
Nathalie a donc vécu au Pérou. En Bolivie aussi. Et elle a grandi au Québec avant de suivre sa mère en Amérique du Sud il y a une dizaine d'années, et qui travaille aujourd'hui dans un centre social péruvien. A dix-huit ans elle débarque à San Pedro de Atacama, au cours d'un voyage avec un copain. Pas de chance, il tombe malade. En attendant qu'il se rétablisse, elle commence à travailler comme serveuse. Et l'escale se pérennise. Depuis, elle va, vient, fait des allers-retours entre l'Amérique du Sud et le Québec, file sur un coup de tête en Argentine ou en Bolivie, descend à Santiago ou monte voir sa mère. Mais revient toujours à San Pedro."Je vis ici par intermittence en fait et c'est comme ça depuis dix ans ! Moi, ce que j'aime ici c'est que tous les copains sont pas loin. Si je veux voir ma meilleure amie j'ai juste à passer la voir à deux pâtés de maison, c'est pas plus compliqué ! ".
Sur son profil couch surfing, dans la case ''occupations'' Nathalie a écrit : "Je suis biologiste marine mais par les aléas de la vie, je vis au milieu du désert et travaille comme guide indépendante". Pas de logique, en apparence. Dan sons passé, par de ligne droite toute tracée mais des virages au grès des humeurs, des rencontres, des événements. Pour l'avenir, c'est pareil. Elle tergiverse. Elle hésite entre passer l'hiver hors de San Pedro ou s'incrire à ce stage qui lui permettrait d'obtenir la certification de guide. Elle pourrait aussi rejoindre sa mère , songe également à retourner quelques mois au Québec. A moins qu'elle ne fasse un crochet par la Bolivie... Lesidées fusent. La parole aussi.
Nous allons boire un verre dans un bar du village. Un lieu à ciel ouvert, au milieu duquel un beau feu réchauffe l'ambiance, très gringo (surnom désignant les étrangers) ce soir-là. Evidemment, Nathalie connaît tout le pesonnel, qu'elle salue en entrant puis se dirige sans hésitation vers son coin préféré et commande directement un mojito, comme une habituée, et quelque chose à grignoter. "Ici, il n'y a pas vraiment de bars en fait. Si on veut boire, on doit commander à manger en même temps, même si c'est juste du pain et du pebre" (condiment servi dans tous les restaurants chiliens). "C'est la mairie qui a instauré cette loi, tout comme l'interdiction de boire dans la rue". Elle avale une gorgée de son cocktail puis ajoute, en baissant la voix, comme pour justifier ce qu'elle vient de dire : "On est dans une zone frontalière, il y a pas mal de problèmes...beaucoup de cocaïne qui traîne par ici ...". Cité touristique aux allures de village Disney, San Pedro de Atacama cache bien son jeu. Pendant ce temps les mojitos se vident, les uns après les autres. Nathalie est intarissable. Mais j'ai compris depuis longtemps qu'elle n'a pas besoin de tous ces verres pour l'être. Volubile, elle donne l'impression de confier cette part d'elle-même sans réfléchir, comme si c'était sans conséquences. Une impression, effectivement. Le lendemain promet d'être difficile...
Il l'est. Pour elle. Et pour moi. Nous mettons cela sur le compte de l'altitude, pour nous donner bonne conscience. Je retrouve Nathalie après le petit-déjeuner pour la suite de mon entretien. Toujours avec sa valise, elle arpente le village de son pas déterminé, s'arrête deux minutes ici pour payer une facture, trente secondes là pour présenter sa marchandise, salue au passage les amis déjà installés derrière le bureau de leur agence, s'arrête net devant un panneau recouvert d' annonces de locations d'appartements, sort son carnet et note rapidement un numéro de téléphone. "Je cherche un autre endroit pour vivre parce que là, j'en ai marre". Sur le chemin sec et sableux qui mène à sa maison, à un quart d'heure à pied du centre, elle m'explique : "L'autre jour, y'a eu une tempête de sable et ça a retourné tout le salon, qui est dehors. Quand je suis rentrée de Patagonie tout était abîmé, c'était le bordel. Mon coloc avait rien fait et moi, j'ai pas eu le courage de ranger...". Maison typique d'Atacama, Nathalie loue une bâtisse construite sur une sorte de terrain vague. Un jardin de terre sableuse sans entretien, au bout duquel une large dalle de béton sert de socle à quelques pièces, disposées autour d’une terrasse où une table et des canapés ont pris place. Pour aller d'une pièce à l'autre, il faut donc passer par le salon. Donc par l'extérieur. De la chambre à la cuisine, de la cuisine à la salle de bains, de la salle de bains à la chambre de son colocataire. "J'en ai un peu marre d'avoir à passer dehors chaque fois que je veux aller aux toilettes la nuit...", soupire-t'elle. "Mais tu sais, ici c'est pas facile de trouver un bon logement. Au début, j'avais une coloc qui consommait de la cocaïne, alors je suis partie. Ensuite, ce sont les proprio qui comprenaient pas que même si je louais, j'étais chez moi et qui invitaient leur famille à camper dans le jardin !".
Elle attrape un jeu de clefs au fond de son sac, ouvre sa chambre et se jette sur l'ordinateur pour voir si son amoureux est connecté. Elle l'a rencontré il y a deux mois et demi, en l'hébergeant en couch surfing. Elle l'appelle Elie, c'est le diminutif de son prénom. Journaliste argentin en vadrouille, il est justement à l'autre bout du clavier et lui propose de le rejoindre quelques jours en Bolivie. Pourquoi pas. Nathalie change d’avis comme de destination. Et elle n’est plus à un imprévu près... Assise sur un grand lit sur lequel elle n'a pas encore pris le temps de mettre des draps depuis son retour, elle tape énergiquement. Autour d’elle, un bazar - probablement organisé - où s’amoncellent sur les étagères et le sol des bouquins, des flacons d’huiles essentielles et des pots de crèmes, des vêtements, des sacs et des papiers divers et variés. C’est décidé. Elle rejoint son argentin dès ce soir. Il va falloir trouver un bus, régler deux-trois papiers auparavant, récupérer l’argent de ses ventes, refaire le sac, prévenir les copains, vérifier les dates du stage de certification, prévenir son colocataire,... Nathalie bouillonne, réagit au quart de tour. Mais retombe toujours sur ses pattes. Je la laisse à ses préparatifs, excitée comme une puce par ce départ, comme souvent, inattendu.
Quelques jours après notre rencontre, je retourne sur sa page couch surfing pour voir où elle en est. Tout en haut, pour illustrer la mention« objectif » qui sert de titre à son profil, elle a écrit : « Etre heureuse et vivre en paix et en harmonie avec moi-même et mon entourage ». Elle aurait pu ajouter : vivre en paix, mais à toute allure.